Les progrès en matière de reproduction équine des cinquante dernières années ont été enregistrés principalement sur deux fronts : la fertilité et les techniques d’obtention d’une gestation.
Si les pur-sang se sont contentés des progrès enregistrés dans le domaine de la fertilité des reproducteurs, les chevaux de sport ont eu la possibilité depuis 40 ans de faire appel à de multiples innovations en matière de techniques de reproduction. Généralisation de l’échographie dans la décennie 80, insémination artificielle depuis 1983, congélation de la semence dès 1984, transfert embryonnaire en 1989, congélation et vitrification des embryons au début des années 1990, clonage au tournant du siècle et, plus récemment, ponction ovocytaire en vue de fécondation in vitro. Et pour demain on parle déjà de la congélation des ovocytes et de la scission embryonnaire pour en permettre la multiplication.
Toutes ces techniques ont dû, doivent ou devront faire leurs preuves face à un scepticisme systématique et salutaire… Celles qui ont représenté un réel progrès en apportant plus d’avantages que d’inconvénients, comme la congélation de la semence ou le transfert d’embryons ont prospéré et occupent une place reconnue dans la filière, même si elle varie d’un pays à l’autre. Celles qui se sont avérées trop complexes ou trop coûteuses comme la congélation de l’embryon de sept jours ou le clonage ont périclité ou sont dans l’attente de nouveaux projets.
La dernière innovation en date, qui se retrouve aujourd’hui sur la sellette, est la chaîne de fécondation artificielle constituée de la ponction ovocytaire (OPU pour Oocyte Pick Up) suivie de la fécondation par injection forcée d’un spermatozoïde dans le cytoplasme de l’ovocyte (ICSI pour Intra Cytoplasmic Sperm Injection). Cette technique est utilisée dans l’espèce humaine et dans certaines autres espèces animales pour réaliser des fécondations et obtenir des gestations qui auraient été impossibles autrement. Elle se distingue de la FIV (Fécondation In Vitro) qui consiste à mettre des ovocytes obtenus par OPU en présence de spermatozoïdes dans un milieu adapté pour obtenir une fécondation naturelle. On peut dire qu’il s’agit le plus souvent d’une « technique de la dernière chance ».
Les descriptions précises de ces deux étapes ne manquent pas sur Internet et nous ne nous attarderons pas dessus, sinon pour dire que les premiers résultats pour l’espèce équine ont été obtenus il y a plus de dix ans et que c’est au cours des cinq dernières années que son utilisation s’est élargie significativement.
Longtemps quasi monopolisée par la société italienne AVANTEA, basée en Toscane, la technique d’ICSI s’est ouverte et on compte aujourd’hui au moins huit autres centres en Europe et sur le continent américain qui la pratiquent avec des ovocytes prélevés dans une quarantaine de centres de ponction déclarés (chiffres en forte croissance).
Le doute et la curiosité nous ont amenés à observer attentivement ce développement pour en discerner les avantages et les inconvénients d’un point de vue économique, zootechnique et environnemental au sens large.
D’un point de vue économique :
On observe une grande variation d’une jument à l’autre dans le nombre d’ovocytes prélevés à chaque séance de ponction, dans le pourcentage d’entre eux devenant un embryon utilisable pour un transfert immédiat ou congelable et dans le taux de réussite de la réimplantation d’embryons congelés. Au final, les opérateurs publient des résultats moyens compris entre 0,8 et 1,3 naissance par opération de ponction avec des extrêmes allant de 0 à 6 ou 7, contre 0,5 à 0,7 naissance par tentative pour le transfert classique avec des extrêmes entre 0 et 2. Pour les chiffres moyens de prolificité les deux techniques ne sont pas très dissemblables mais avec des coûts supérieurs pour l’ICSI. Pour les embryons qui empruntent la voie de la congélation à 4 ou 5 jours, la technique a l’avantage de permettre de choisir la période de ponction, la receveuse et la période de réimplantation.
C’est un risque supplémentaire mais également un élément de confort pour l’entourage de la jument et une source d’économies potentielles pour le propriétaire. Pour autant qu’ils respectent les exigences sanitaires (ce qui jusqu’à présent n’était presque jamais le cas) les embryons congelés peuvent voyager d’un pays à l’autre et faire l’objet d’un commerce, notamment par le biais de sites d’enchères. Du fait de l’aléa important de la réimplantation, les compagnies d’assurances ont cessé de proposer la garantie « poulain né » aux acheteurs d’embryons congelés. La double difficulté de respect des règles sanitaires et de garantie de résultat fait que le commerce d’embryons congelés a pratiquement disparu sur Internet, au profit de la vente d’embryons déjà implantés dans des juments receveuses.
À ce jour et en moyenne, la chaîne technique OPU – ICSI ne présente plus pour le naisseur de supériorité économique par rapport au transfert embryonnaire classique. Pour le propriétaire de quelques paillettes d’un étalon convoité, la technique d’ICSI permet une économie substantielle de spermatozoïdes et donc une multiplication potentielle du nombre de descendants. Là où il fallait dix ou quinze paillettes pour une naissance, une paillette bien utilisée en ICSI permettra d’en obtenir des dizaines ! Pour les chanceux détenteurs de paillettes achetées avant le développement de la technique, et pour autant qu’ils aient gardé les documents sanitaires leur permettant de voyager pour les utiliser en ICSI (ce qui est rarement le cas), on peut alors véritablement parler d’effet d’aubaine ! Impossible, à ce stade de ne pas mettre en garde les acheteurs attirés par des paillettes proposées à l’amiable ou aux enchères comme "libres de droits" outre leur statut sanitaire qui doit leur permettre de voyager de leur lieu de stockage vers un centre d’ICSI et de produire des embryons conformes aux règles sanitaires européennes, il convient que l’acheteur s’assure auprès du propriétaire de l’étalon que ces paillettes ont bien été acquises sans restriction d’usage. Cet effet d’aubaine va tendre à se tarir car les propriétaires d’étalons qui pratiquent encore la vente à la paillette assortissent désormais celle-ci de clauses particulières en cas de recours à l’ICSI. Pour les propriétaires d’étalons renommés et disparus cette technique permet de faire durer les dernières paillettes et présente à ce titre un avantage économique certain.
D’un point de vue zootechnique :
La première question que l’on doit se poser est de savoir si la chaîne technique OPU + ICSI favorise le progrès génétique. Elle n’influe pas sur la précision de sélection et que très peu sur son intensité. Par contre, et dans la mesure où elle est majoritairement utilisée sur des juments testées et donc âgées et avec des étalons « rares » et souvent morts ou également âgés, elle rallonge significativement l’intervalle de générations. A ce titre et de par l’usage qui en est fait aujourd’hui, la technique OPU + ICSI ralentit le progrès génétique et pénalise la collectivité des éleveurs. La deuxième question zootechnique qui se pose est celle de savoir si les manipulations génétiques liées a l’OPU + ICSI sont susceptibles d’influer positivement ou négativement sur les performances des produits à venir.
On est loin d’avoir compris l’ensemble des mécanismes de maturation qui font que c’est tel follicule plutôt que tel autre qui va libérer l’ovocyte susceptible de devenir embryon et qui font que c’est tel spermatozoïde plutôt que tel autre qui va se retrouver « au bon endroit au bon moment » à l’emplacement de la surface de l’ovocyte qui va se perméabiliser pour lui permettre d’y pénétrer et de délivrer son message génétique. En les choisissant arbitrairement alors qu’il existe peut-être des mécanismes naturels de sélection, change-t-on les chances du produit à naître de se développer et de performer normalement ? Par ailleurs, en congelant un embryon, certes minuscule mais qui, contrairement à un spermatozoïde, est un être pluricellulaire, est-on certains de ne pas altérer les mécanismes de son développement ?
La manière de répondre à ces questions est la même que celle qui a été utilisée pour traiter celles qui se posaient avec l’insémination, la congélation de la semence et le transfert d’embryons : l’examen des résultats des produits nés de cette technique. On communique toujours plus sur les trains qui arrivent en retard que sur ceux qui arrivent à l’heure et on entend de plus en plus parler de produits nés par ICSI présentant des anomalies à la naissance ou des problèmes de développement à l’élevage. Des anomalies chromosomiques accrues ont été observées chez les bovins nés d’ICSI mais, pour le moment, chez les chevaux, les informations qui existent doivent être replacées dans un cadre statistique. L’analyse qui doit être conduite, pour être fiable, devra porter sur un échantillon de taille suffisante et représentatif de produits nés d’ICSI comparés avec des produits nés de transferts « classiques » et de gestations naturelles.
Elle devra répondre à deux interrogations :
• Un poulain né d’ICSI a-t-il la même probabilité que ses congénères du même stud-book de se développer normalement et de voir un terrain de compétitions à 4,5 ou 6 ans ou plus ?
• Compte-tenu du niveau génétique des géniteurs impliqués, une population de produits nés d’ICSI atteint-elle le niveau de performances attendu par sa qualité moyenne de départ ?
Pour répondre à ces questions sans perdre de temps il faut que les collectivités d’éleveurs fassent pression auprès de leurs studbooks et des acteurs de la technique pour obtenir l’identification exhaustive de tous les poulains nés d’ICSI depuis dix ans et enregistrés dans les studbooks de la WBFSH. Celle-ci a inscrit cette démarche dans ses priorités 2024 et, si c’est suivi d’effets, cela pourrait permettre d’apporter des premiers éléments de réponse à la première question dès maintenant. C’est l’intérêt de tous les acteurs de bonne foi.
D’un point de vue environnemental :
Sous ce terme général on peut ranger les questions d’acceptabilité sociale de cette technique au titre du respect de l’intégrité physique et du bien-être des animaux, de respect des impératifs de transparence et de traçabilité commerciale et sanitaire, et de la place du « bon sens » dans le recours aux techniques nouvelles. Sur la question du bien être animal, les opérateurs d’OPU s’accordent à dire que la manipulation forcée des ovaires pour les amener au contact de la paroi du vagin et permettre la ponction est généralement bien tolérée, avec des variations individuelles et apparemment une plus grande sensibilité chez les jeunes juments. Faisons-leur le crédit de leurs observations en invitant néanmoins les utilisateurs de la technique à réfléchir après avoir lu les « petites lignes » des contrats d’OPU qui listent les effets secondaires et les complications possibles… La transparence et la traçabilité laissent beaucoup à désirer puisqu’elles sont quasi inexistantes à ce jour :
• Il n’existe aucun contrôle systématique de la traçabilité ni du statut sanitaire des gamètes qui ont donné lieu à la production d’embryons par ICSI.
• Il n’existe aucune obligation pour les acteurs de la chaîne ni pour les propriétaires des juments de déclarer le nombre d’exemplaires du même embryon produits à chaque tentative et du nombre total stocké ici et là ; ni des descendants d’une même jument dans l’ensemble des studbooks.
S’il existait dix exemplaires originaux connus de La Joconde, celle du musée du Louvre susciterait beaucoup moins d’intérêt ! Il est urgent de s’accorder au niveau de la WBFSH pour imposer le respect de règles de transparence qui relèvent du plus élémentaire bon sens.
En conclusion et à ce stade de l’examen critique des mérites et des limites de la technique OPU-ICSI on peut dire que d’un point de vue zootechnique et dans son usage actuel, elle rallonge l’intervalle de générations et n’est donc pas un facteur d’amélioration génétique. Son innocuité en matière de développement des poulains et d’aptitude à la performance des produits qui en sont issus n’est pas démontrée et doit faire l’objet d’un effort collectif de mesure.
D’un point de vue économique, elle est bénéfique pour les étalonniers qui en font un usage conforme aux règles existantes et a permis des gains à des éleveurs qui ont commercialisé des embryons congelés mais elle représente globalement un jeu à somme nulle, voire négative pour les éleveurs si on la compare au transfert d’embryons récoltés « in vivo ». Dans ce jeu cela rapporte à certains et coûte cher à d’autres !
D’un point de vue environnemental, elle n’est actuellement pas respectueuse des exigences minimales de traçabilité et de transparence sanitaire et commerciale et son caractère inoffensif du point de vue du bien être animal doit encore faire l’objet d’une observation attentive.
A la question initiale "cette technique a-t-elle vocation à devenir une routine dans l’élevage de chevaux de sport ou rester une solution de la dernière chance pour des projets d’accouplements impossibles autrement ?" notre réponse à ce jour est qu’il y a des motifs d’inquiétude légitimes et qu’il est urgent de se donner les moyens d’observation et d’analyse pour en savoir plus avant d’encourager ou de limiter cette technique. Il serait également instructif d’interroger les utilisateurs de cette technique dans d’autres espèces animales pour avoir un retour d’expérience de leur part.
Il y a d’autant plus urgence que les techniques de congélation d’ovocytes, maitrisées dans l’espèce humaine, et de scission embryonnaire qui permettent de multiplier jusqu’à 16 fois un embryon bovin à un stade très précoce de son développement sont à notre porte et qu’il nous faudra bientôt nous positionner pour savoir ou poser les limites de l’utilisation des nouvelles technologies pour qu’elles restent profitables à la collectivité en même temps qu’aux individus qui la composent.